dimanche 19 mai 2024

D'émeraude et de jade

...

Retour vers la demeure des lettres

Pour la demeure de la septième sphère
parmi les sept sphères célestes de la douzième lettre :

« Lâm »

« Elle avait été vivement séduite par le récit de Jules Verne dont les péripéties offraient à son goût du merveilleux et à la révérence ingénue qu'elle entretenait à l'égard des mystères de l'univers l'occasion de s'exercer ensemble.

« Comme sa curiosité était toujours en éveil – chaque année à mon arrivée à Saint-André, elle me demandait de lui redire le peu que je savais des étoiles – un livre semblable était véritablement du pain bénit pour elle.

« Car il n'y avait à l'évidence aucune contradiction dans sa pensée entre sa passion pour les arcanes de la connaissance et cette espérance obstinée dans la survenance du miracle ...

« ... qui s'était développée en elle lors des épreuves de mon enfance au point de faire partie de sa nature.

« Pressentant sans avoir lu Hamlet qu'il y a plus de choses dans le ciel et sur la terre que n'en peut rêver notre philosophie, elle vivait dans la certitude excitante que tout est possible à tout moment et croyait dur comme fer à tous les Peau d'Âne qu'on lui contait. »

« J'eus pour la première fois la puce à l'oreille lorsque sa lecture aborda le début du chapitre III : c'est à ce moment du récit que miss Campbell découvre l'existence du rayon vert dans un article du « Morning Post ».

« Alors que Thérèse-Augustine lisait habituellement sur un ton dépourvu de toute passion apparente, je décelai soudain une modification dans la coloration émotionnelle de sa voix : en évoquant l'instant où le soleil lance son ultime rayon avant de disparaître dans la mer –

... « ... ce rayon d'un vert merveilleux, d'un vert qu'aucun peintre ne peut obtenir sur sa palette, d'un vert dont la nature n'a jamais reproduit la nuance ... » – elle paraissait baigner dans un bonheur enfantin.

« Littéralement, elle en avait les larmes aux yeux comme si elle venait de découvrir une vision édénique : « S'il y a du vert dans le Paradis, ce ne peut être que ce vert-là. »

« La pensée me vint qu'elle montrait un visage du même genre quand elle dégustait une de ces tartelettes à la frangipane dont elle était particulièrement friande.

« En même temps, je ne pouvais me défendre d'éprouver le sentiment que la sonate de musique céleste à laquelle elle prêtait l'oreille n'occupait que la part la plus mince de son attention ...

« ... et que le lyrisme des sphères tenait en fait moins de place dans son plaisir que la sensualité de la gourmandise.

« Ce qui signifie en d'autres termes qu'elle était déjà en train de se préparer mentalement à partir à la conquête du rayon en question.

« La suite de la lecture ne fit que confirmer cette impression.

« Non seulement elle prit pour argent comptant le roman de Jules Verne et ne mit pas une seconde en doute l'existence du rayon vert mais elle se convainquit bientôt qu'au prix d'un effort d'assiduité et d'attention, nous aurions le privilège de le contempler nous-mêmes.

« Est-il nécessaire de préciser qu'elle n'eut aucune peine à m'en persuader aussi ? »

« Le reste ne fut plus qu'une affaire d'organisation. Il nous parut utile tout d'abord de procéder – un carnet de notes à la main – à une relecture rapide de l'ouvrage.

« Il fallait consigner avec soin les conditions qui présideraient à une observation parfaite du phénomène : un long crépuscule, une mer calme, un ciel sans nuages, un horizon dégagé de toute brume.

« Comme le temps se maintenait au beau et que nous étions au début de juillet – c'est-à-dire à une époque voisine des plus longs jours de l'année – rien ne nous interdisait de tenter l'aventure sans attendre. C'est ce que nous fîmes.

« Je ne raconterai pas notre expédition. La seule chose qui m'importe, c'est qu'elle nous apparut sur le moment comme une réussite totale.

« En regagnant la maison ce soir-là, nous aurions juré tous les deux qu'un rayon vert admirable avait nappé l'étendue à l'instant où le dernier segment du disque solaire s'était effacé de l'horizon marin. Nous aurions fait ce serment l'âme sereine et la tête sur le billot.

« Je me rappelle que notre seul point de désaccord durant l'échange de vue assez animé que nous eûmes au retour, tandis que nous laissions nos bicyclettes pédaler toutes seules en suivant le lit de la brise qui venait de la mer, concernait la nuance du vert en question : ...

« ... je le voyais dans les tons émeraude, Thérèse-Augustine estimait qu'il tirait plutôt sur le jade. »

« Naturellement, tous les gens de bon sens soutiendront que nous avons eu la berlue et que nous n'avons pas aperçu le rayon vert pour la raison qu'on ne peut apercevoir ce qui n'existe pas.

« Qui a raison ? Moi-même quand je m'interroge aujourd'hui sur ce que nous avons réellement vu ce jour-là, je suis contraint d'avouer que mon assurance vacille.

« Il est vrai que j'ai vieilli et que ma grand-mère n'est plus auprès de moi pour m'insuffler ses certitudes. »

« Un poète a ouvert un jour le dossier de la longue querelle de la tradition et de l'invention, de l'ordre et de l'aventure.

« Sans autre information et en espérant ne pas faire preuve d'une excessive outrecuidance, j'aimerais y ranger le souvenir de ce très modeste épisode. »

Cf. Charles Bertin – La petite dame en son jardin de Bruges (1996)

« Ce pourquoi je suis venu vous remercier ce matin sur le théâtre de l'ultime expédition que vous avez rêvée : ...

« ... si vous avez aperçu le rayon vert, c'est que vous faisiez confiance à Jules Verne comme Schliemann a découvert Troie parce qu'il avait fait confiance à Homère. »

   

    

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