vendredi 26 mars 2021

L'harmonie du monde

Pour le dix-neuvième cycle du quatrième mois de la décade
comprenant la nuit et le jour :

« Que cherchait [ cet homme qui est mort il y a quarante ans, qui est venu [ à Rodrigues ] et que peut-on espérer de ce tas de pierres sauvages, si ce n'est un trésor ? ]

« N'étais-ce pas un trésor, le butin fabuleux provenant des rapines de La Buse, ou d'England, l'or et les bijoux du Grand Moghol, les diamants de Golgonde ?

« N'étais-ce pas, peut-être, le butin d'Avery, qui, au dire de Van Broeck, aurait capturé le trésor donné par le Moghol Aurangzeb en dot à sa fille, et qu'il estimait à plus d'un million de livre sterling ?

« Avery, qui avait en son temps la réputation d'être devenu un « petit roi », avait capturé le vaisseau du Grand Moghol qui se rendait à La Mecque avec sa suite.

« Alors, raconte Charles Johnson dans « History of Pyrates », « il épousa la fille du Grand Moghol, puis fit route vers Madagascar », et bientôt abandonna son navire et son équipage et sans doute son trésor – caché dans quelque île – [ ... ]

« [ ... ] pour se rendre à Boston, aux Amériques, où il vécut quelque temps avant de retourner mourir dans la misère à Bristol. Qu'était alors devenue sa femme, la fille merveilleuse [ ... ] du Moghol Aurangzeb ? »

« N'était-ce pas cela aussi que cherchait mon grand-père, dans ce décor de broussailles et de lave, ici, dans l'un des endroits les plus pauvres et les plus isolés de la terre ?

« Car le trésor, c'était tout cela, c'était l'aventure fabuleuse du « Privateer » [ du Pirate ], la légende du Grand Moghol et de ses vassaux, Nizam et Moluk au Deccan, [ ... ]

« [ ... ] Anaverdi Khan à Arcot, la capitale du fameux Carnatic – appelé aussi Coromandel – gardée par ses deux forteresses de Gingi et de Trichinopoly.

« C'était aussi la chimère du domaine de Golconde, au Nord du Carnatic, une forteresse inexpugnable, construite en haut d'un rocher à trois lieues de la cité légendaire d'Hyderabad.

« C'est là qu'était enfermé, selon la légende, le fabuleux trésor des « nizam », les vassaux du Grand Moghol, amassé depuis des siècles.

« Les diamants de Golconde avaient été le rêve des conquérants venus du Portugal, de l'Espagne et de Hollande, avant d'être le délire des écumeurs des mers à la fin du XVIIIe siècle.

« Songe-creux, car lorsqu'ils entrèrent enfin dans le Deccan, les conquérants européens ne découvrirent pas l'Eldorado qu'ils escomptaient, mais la pauvreté des villes et des peuples dans un pays où il y avait plus de poussières et de mouches que d'or.

« N'était-ce pas le même rêve qui s'était dissipé lorsque Coronado croyant découvrir les cités de Cibola aux toits d'or et de pierreries, arriva enfin devant les villages de boue séchée des Pueblos, [ ... ]

« [ ... ] n'était-ce pas le même rêve, lorsque René Caillié entra pour la première fois dans Tombouctou et vit que la cité mystérieuse n'était en fait qu'un rendez-vous de Chamelier ? »

« Comment mon grand-père a-t-il pu croire à la légende du trésor de Golconde, et surtout à celle de la dot de la fille d'Aurangzeb capturée par Avery ?

« À l'époque où Avery écumait la mer des Indes, c'est-à-dire entre 1720 et 1730, ce n'était plus Aurangzeb qui régnait sur l'Inde, sur les nababs et souhabs, mais un usurpateur, [ ... ]

« [ ... ] nommé Mohammed Shah, qui avait renversé en 1720 Farruk Sihar, lui-même cousin de Shah Allan et de son frère Djahandar, fils d'Aurangzeb qui était mort en 1707.

« Quant aux pirates – ceux que mon grand-père appelle les « Privateers » – ils n'ont commencé à naviguer dans la mer des Indes que lorsqu'ils furent chassés de la mer des Antilles, c'est-à-dire à partir de 1685.

«Cela coïncidait d'ailleurs avec l'expansion des trois grandes compagnies marchandes, la Compagnie des Pays lointains pour la Hollande – fondé en 1595 à Amsterdam ;

« [ ... ] la Compagnie des Marchands trafiquants aux Indes orientales pour l'Angleterre – fondé en 1600 – et la Compagnie des Indes orientales pour la France – fondée par Colbert en 1664.

« Les prédateurs de la mer des Indes – Taylor, La Buse, Avery, Cornelius, Condent, John Plantain, Misson, Tew, Davis, Cochlyn, Edward England et tant d'autres – n'ont acquis leur gloire que par ces géants aux dépens desquels ils vivaient : [ ... ]

« [ ... ] ces formidables compagnies marchandes qui ont été les premiers véritables agents de la colonisation européenne, et qui ont ouvert la route de l'Orient, [ ... ]

« [ ... ] d'abord par des échanges pacifiques, puis par la violence armée, divisant d'immenses territoires, des océans, répartissant entre elles cette moitié du monde. »

« N'est-ce pas ce passé extraordinaire qui est au cœur du trésor, le secret de ces mouvements de digestion du monde de l'Europe triomphante ?

« Aller à la recherche de ces mers et des îles où passèrent autrefois les navires, parcourir l'immense champ de bataille où s'affrontèrent les armées et les hors-la-loi, c'était prendre sa part du rêve de l'Eldorado, [ ... ]

« [ ... ] chercher à partager, près de deux siècles plus tard, l'ivresse de cette histoire unique : quand les terres, les mers, les archipels n'avaient pas encore été enfermés dans leurs frontières, [ ... ]

« [ ... ] que les hommes étaient libres et cruels comme les oiseaux de la mer, et que les légendes semblaient encore ouvertes sur l'infini. » [ ... ]

« En limitant volontairement le terrain de ses recherches à cette étoile à huit branches dont les pointes s'appuient sur les points SWNO – et leurs symétriques, marquant la périphérie du cercle, [ ... ]

« [ ... ] de la base Nord-Est du marécage jusqu'à l'extrémité Sud du premier tronçon de la rivière Roseaux, et de la base de la falaise Est à la base de la falaise Ouest, un territoire de 715 pieds français de diamètres, en comptant selon l'échelle qu'il donne, [ ... ]

« [ ... ] ce n'est pas la réalité du trésor qu'il veut prouver, mais une autre réalité, un autre trésor. C'est peut-être [ ... ] l'harmonie du monde. »

Cf. J. M. G. Le Clézio – Voyage à Rodrigues (1986)

   

    

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